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L'avenir le roman
Saisi par le commerce, ayant écrasé la poésie, gangrené par les idéologies du réalisme, formaté par la technologie linéaire du livre, le roman est devenu la forme littéraire la moins artistique qui soit, elle se résume désormais à ce que Gertrude Stein, dès les années 30, appelait déjà le roman de confort, c'est-à-dire une littérature où le lecteur est le maître et où il est indispensable de lui proposer ce qu'il attend. Il n'est pas étonnant que le roman dit policier et ceux qui par de nombreux points ressemblent à cette forme soient devenu hégémonique: une histoire avec un début et une fin, quelques personnage entre lesquels se tissent des relations plus ou moins conflictuelles, mais surtout assez prévisibles tout en se prétendant imprévisibles: l'auteur tient toutes les ficelles de ses marionettes. Le roman ne relève plus ainsi de l'inattendu artistique mais de la fabrication artisanale avec tous les aspects commerciaux qui en relèvent.
Le numérique, ou plus exactement la modélisation numérique est pourtant une chance historique inespérée de remettre l'artistique au cœur de la création romanesque. C'est-à-dire de lui donner des formes qui déstabilisent son lecteur au lieu de l'enfermer dans ses confortables certitudes et l'entraînent vers une sémiose l'obligeant à repenser ses modes d'appréhension. La soixantaine de propositions "romans" de l'ensemble Marc Hodges relèvent de cette prétention en cassant de multiples façons la lecture linéaire — ordres des publications, temps des publications, multiplication de points d'entrée dessinant autant de points de vue de lectures, reprise ad libitum des "personnages", pages Facebook de divers personnages, répétitions, variations, invraisemblances, contradictions, chaos, flux, etc… — et ce, y compris dans des écrits qui semblent en relever. Ils constituent ainsi une première tentative d'approche de renouvellement des conventions romanesques par déstabilisation de leurs lecteurs.
D'autres propositions sont plus radicales comme photoroman qui utilise la génération automatique de phrases pouvant être autant de phrases d'un roman qui ne peut pourtant se constituer que dans la multiplication transversale de ses lectures et, dans l'espace duquel la photographie crée un autre texte, une autre façon d'aborder le rapport au texte tout en détruisant la tradition illustratrice naïve du roman photo. Haute Tension joue également sur d'autres registres mettant en scène un auteur omniprésent, exhibitionniste, autour duquel tou tourne mais dont le personnage principal, appelé symboliquement Monsieur Roman — personnage qui a par ailleurs ses propres espaces romanesques — construit ce qui ne veut pas être un "récit" mais un texte à la limite entre le texte de réflexion, la poésie et le récit, dans une égalité de dialogue avec l'auteur.
Dans tous ces textes, le hors-texte qui lie chacun d'eux à l'ensemble des autres, la génération automatique qui relativise la place de l'auteur, sont aussi importants que le texte lui-même. La lecture de l'ensemble ouvre sur une sémiose systématique. L'infinité des parcours possibles fonctionne comme un générateur de lecture symétrique au générateur de textes.
Deux autres romans sont plus radicaux encore car construit par des procédés entièrement automatiques: le Béta-roman de Palancy est le traitement automatique de deux textes romanesques anciens, redécoupés, mélangés et dont les fragments, classés par ordre alphabétique, constituent un texte nouveau qui bien qu'apparemment appuyé sur la modalité classique de lecture linéaire oblige son lecteur à pénétrer au cœur même des mécanismes de constitution sémantique. Enfin, Proust Memories est l'intégration, après un découpage automatique, d'un roman de Proust, donné comme matériau de traitement à un algorithme de génération de texte qui en propose à l'infini des lectures toujours renouvelées, entraînant le lecteur dans le vertige d'une création romanesque sans limites et l'obligeant à repenser toutes les conceptions qu'il peut avoir du genre.
Tags : art, roman, flux, novel, génération automatique, automatic text generation
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