• Du narcissisme contemporain

    L'art aujourd'hui ne peut être que narcissique. Ceux qui crient à l'exhibitionnisme se trompent car ce qu'ils pointent du doigt c'est quelque chose comme une illégitimité pour chaque habitant de la planète — du moins cette partie de la planète qui a accès aux réseaux sociaux — à vouloir être autre que ce qu'il devrait être. Or cette époque est révolu. Si Warhol, a pu déclarer que chacun désormais avait droit à son quart d'heure de célébrité, c'est qu'il n'avait pas encore bien perçu les changements en cours dans l'approche artistique, changements qu'il illustrait pourtant parfaitement. Il ne s'agit pas en effet d'avoir son quart d'heure de célébrité mais de s'afficher sans cesse et d'afficher le droit permanent à cet affichage. Finie l'époque où chacun se devait de rester à la place qui lui avait été assignée par la naissance ou la réussite sociale. Chacun veut être comme tous les autres. Ceci non dans le nivellement que proposent les société communautaristes, mais dans le droit absolu à l'originalité. La conscience aiguë qui est désormais la nôtre de la finitude générale, que ce soit celle du temps de la vie, de la culture ou de la géographie a enfin libéré le droit à l'unicité: faire de sa vie une œuvre d'art, s'exhiber comme une œuvre d'art avec ses moyens propres au risque, bien entendu, d'être seul à considérer cette vie comme une œuvre. Mais sur ce point aussi, la finitude intervient: les musées, les galeries, les salles des ventes, débordent d'œuvres dont un grand nombre ne sont même jamais montrées. chacun voit bien ainsi que n'importe quoi peut accéder à ce statut si marqué historiquement d'objet ou d'œuvre d'art. Il y suffit d'une volonté constante, parfois — mais ce n'est même plus nécessaire avec les nouvelles technologies — d'un coup de pouce institutionnel.

    Se mettre en avant, se montrer, s'inventer une vie est maintenant faire œuvre. En ce sens, les blogs, Facebook, twitters sont autant de galeries où personne ne triche, contrairement à ce que prétendent les mauvais analystes, mais où chacun crée la vie qu'il estime devoir être la sienne. Ceux qui ne "trichent" pas, qui ne se travestissent pas, n'ont rien compris. L'immense succès des réseaux dits sociaux ne peut s'expliquer par leur seule fonction communicationnelle ou commerciale; il ne s'explique que par l'immense jeu de rôle où chacun se doit de participer. Il en est de même de ce que l'on appelle les succès souvent surprenant du buzz où ce qui est en jeu est plus la capacité de n'importe qui de se mettre en position de star, même temporaire, plutôt que de présenter ce que les générations précédentes appelleraient "une œuvre". La création se joue ici dans l'instantané et l'approximatif.

    L'autoportrait, quelle qu'en soit la nature, photographique, littéraire, sonore ou vidéo est un moyen d'être dans un monde qui n'a de réalité absolue que virtuelle: je m'exhibe, donc je suis. Je suis parce que je m'exhibe, parce que je choisis ma façon de m'exhiber et parce que je joue avec les modalités d'exhibition. La performance qui met l'artiste en position d'œuvre est une des possibilités de cette recherche d'exhibitionisme, elle n'est pas la seule. Bien d'autres voies sont à explorer et chacun doit trouver la sienne.Telle est notamment l'ambition de la série des autoportraits qui servent de base au "roman" Haute Tension et dont certains exemples sont donnés dans un album de ce blog: jouer avec l'image de soi dans le jeu permanent du jeu de l'image de tous les autres soi.

    Même s'ils l'ignorent, les réseaux sociaux sont donc les créations artistiques de demain: ouverts, illimités, en perpétuel enrichissement, inexploitables commercialement (ou si peu… à la marge), ils portent cette inutilité profonde de l'art qui est la marque ultime de l'esprit humain. Ce ne sont pas simplement des galeries où exposer comme le croient encore naïvement trop de leurs utilisateurs, mais la matière même de l'art d'aujourd'hui.


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